Chapitre XII
A 9 heures le lendemain matin, je retourne Via Madrina. Comme Tillie ne répond pas à mon coup de sonnette, au bout d’une minute je consulte la liste des locataires et sonne chez un certain Wim Hoover, appartement 10, juste à droite de celui d’Elaine.
— Oui ? dit une voix dans l’interphone.
— Monsieur Hoover ? Je suis Kinsey Millhone, détective privé à Santa Teresa. Je cherche Elaine Boldt. Cela vous ennuierait de répondre à quelques questions ?
— Vous voulez dire là, maintenant ?
— Euh… oui, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. J’étais venue parler à la gérante mais elle n’est pas là.
J’entends un murmure de conversations puis la porte s’ouvre. L’appartement 10 se trouve juste en face de l’ascenseur et Hoover m’attend dans le couloir, en peignoir de tissu éponge bleu pâle. Il peut avoir dans les trente-quatre ans. Mince, plutôt grand, il a les cheveux ébouriffés et l’air de ne pas s’être rasé depuis deux jours. Ses yeux sont encore tout embrumés de sommeil.
— Oh, mon Dieu, dis-je. Je vous ai réveillé. Je déteste faire ça aux gens.
— Non, non, j’étais levé, dit-il.
Il se passe la main dans les cheveux et se gratte l’arrière du crâne avec un long bâillement. Je serre les dents pour ne pas bâiller aussi. Il s’efface pour me laisser entrer.
— Je viens de mettre le café en route. Il sera prêt dans une minute. Venez vous asseoir.
Il m’indique la cuisine sur la droite. Son appartement est la réplique parfaite de celui d’Elaine, avec la même vue sur la maison des Grice. Hoover ajuste son peignoir et s’assied sur une chaise de cuisine, les jambes croisées, il a des genoux très mignons.
— C’est comment votre nom déjà ? Excusez-moi, je suis encore à moitié dans les vaps.
— Kinsey Millhone, dis-je.
La cuisine sent le café et les dents pas lavées. Les siennes, pas les miennes. Il prend dans un paquet une cigarette brune et l’allume, espérant sans doute dissimuler ses effluves matinales par quelque chose de pire. Il a les yeux couleur tabac, ourlés de cils clairsemés, et le visage très lisse. Il me regarde d’un air à peu près aussi éveillé que celui d’un boa constrictor digérant une famille de marmottes. Le percolateur émet ses derniers crachotements et Hoover sort deux tasses d’un placard. Pour ne pas me laisser gagner par sa léthargie je demande :
— Et vous, comment vous appelle-t-on ? William ? Bill ?
— Wim, dit-il en sortant du réfrigérateur un carton de lait.
Il lui faut une bonne minute pour trouver le sucre et des cuillères. Après la première gorgée de café, j’entre directement dans le vif du sujet.
— Vous connaissiez bien Elaine ?
— On échangeait quelques mots en se croisant dans le couloir, dit-il. Nous sommes voisins depuis des années. Qu’est-ce que vous lui voulez ? Elle est partie en laissant un monceau de factures impayées ?
Je le mets rapidement au courant de la situation, ajoutant que cette absence n’est pas forcément inquiétante, mais tout de même assez troublante.
— Vous souvenez-vous quand vous l’avez vue pour la dernière fois ?
— Pas vraiment. Peu avant son départ. Vers Noël, je crois. Non, pas à Noël, le soir de Nouvel An. Elle m’a dit qu’elle resterait à la maison.
— Savez-vous par hasard si elle avait un chat ?
— Oui, bien sûr. Une superbe bestiole. Un gros persan gris du nom de Mingus. En fait, c’était mon chat à l’origine. Mais je ne suis pratiquement jamais chez moi et comme je pensais qu’il avait besoin de compagnie je le lui ai donné. C’était un chaton à l’époque. Si j’avais su qu’il deviendrait d’une beauté pareille je ne m’en serais jamais séparé. Vous savez, je m’en mords vraiment les doigts, mais que faire ? Un marché est un marché.
— Quel était le marché ?
— Je lui ai fait jurer de ne jamais changer son nom. Charlie Mingus. Comme le pianiste de jazz. Je lui ai fait promettre aussi de ne jamais le laisser seul, sinon à quoi bon l’avoir donné ?
Wim prend sa cigarette et en tire une longue bouffée, le coude en appui sur la table. J’entends la douche couler quelque part au fond de l’appartement.
— L’emmenait-elle en Floride avec elle chaque année ?
— Évidemment. Quand il y avait suffisamment de place dans l’avion, elle le gardait avec elle. Elle disait qu’il s’y sentait parfaitement chez lui.
— Bizarre qu’on ne l’ait aperçu nulle part.
— Il est probablement toujours avec elle, où qu’elle soit.
— Lui avez-vous parlé après le meurtre ?
Wim hoche la tête.
— J’ai parlé à la police, ou plutôt c’est elle qui est venue me parler. La fenêtre de mon salon donne sur la maison et ils ont voulu savoir ce que j’avais vu. C’est-à-dire rien. Ce flic était le pire connard que j’aie jamais rencontré. Et agressif, avec ça. Voulez-vous encore un peu de café ?
Il se lève pour remplir à nouveau ma tasse. L’eau de la douche cesse brusquement de couler et Wim le remarque en même temps que moi. Il sort une poêle du placard et un sachet de bacon du réfrigérateur.
— Je vous offrirais bien le petit déjeuner, mais il n’y en aura pas assez pour trois.
— De toute façon, il est temps que je m’en aille, dis-je en me levant.
Il agite impatiemment la main.
— Je vous en prie, restez assise et finissez votre café. Et vous pouvez me poser toutes les questions que vous voulez.
— Et le vétérinaire qui s’occupait du chat ? Elle consultait quelqu’un dans le quartier ?
Wim dispose quatre tranches de bacon dans la poêle et allume le gaz. Il contemple un instant la flamme bleue.
Il y a une clinique vétérinaire au coin de Serenata Street. Elle y amenait Ming dans un de ces paniers à chat et il grondait comme un coyote. Il déteste tous les vétérinaires.
— Avez-vous une idée de l’endroit où Elaine peut se trouver ?
— Pourquoi pas chez sa sœur ? Elle est peut-être allée la voir à L. A.
— C’est sa sœur qui m’a engagée pour la retrouver. Elle n’a pas vu Elaine depuis des années.
Wim considère un instant les tranches de bacon puis éclate de rire.
— Celui qui vous a raconté ça s’est bien foutu de vous. Je l’ai vue ici de mes yeux il n’y a pas six mois.
— Vous avez vu Beverly ?
— Parfaitement. A peu près quatre ans de moins que sa sœur, des cheveux noirs coupés au carré, une très jolie peau. C’est bien elle, non ?
— Oui, votre description correspond à la femme que j’ai rencontrée. Mais pourquoi m’aurait-elle menti ?
— Là, j’ai peut-être une petite idée. C’était au moment de Noël et elles se sont battues comme des chiffonnières, se lançant des insultes à la tête, se jetant des trucs à la figure, avec les portes qui claquaient et tout. Beverly n’a probablement pas envie que ça se sache. Ce qu’elles ont pu débiter comme obscénités toutes les deux ! Je n’aurais jamais cru Elaine capable d’un tel langage. Mais l’autre était pire.
— De quoi s’agissait-il ?
— D’un homme, évidemment. Vous voyez autre chose qui puisse mettre deux femmes dans un état pareil ?
— Et vous n’avez aucune idée quant à l’identité de cet homme ?
— Aucune. Si vous voulez mon avis, Elaine est une de ces femmes qui savourent secrètement leur situation de veuve. Elle s’attire la sympathie des gens et est libre comme l’air. Elle a de l’argent à la pelle et personne pour l’enquiquiner. Pourquoi alors s’embarrasser d’un homme ? Elle est bien mieux toute seule.
— Dans ce cas, pourquoi se serait-elle disputée avec Beverly ?
— Qui sait ? Peut-être pour le plaisir.
Je finis mon café et me lève.
— Il vaut mieux que je file. Je ne veux pas troubler votre petit déjeuner, mais il se peut que j’aie encore besoin de vous. Vous êtes dans l’annuaire ?
— Bien sûr. Et je travaille. Je suis barman à l’hôtel Edgewood, près de la plage. Vous connaissez ?
— Seulement de nom. Ce genre d’endroit n’est pas dans mes moyens.
— Passez-y un de ces jours. J’y suis de six heures à la fermeture tous les soirs sauf le lundi. Je vous paierai un verre.
— Merci, Wim. Volontiers. Merci de votre aide, et merci pour le café.
— Je vous en prie.
En me dirigeant vers la porte, j’entraperçois le camarade de petit déjeuner de Wim. Une vraie petite merveille : regard de velours, bouche sensuelle, chemise sans col, chandail de cachemire italien jeté sur les épaules, les manches nouées sur le devant.
Dans la cuisine, Wim s’est mis à chanter sa version à lui de « The Man I Love ». Sa voix ressemble à s’y méprendre à celle de Marlene Dietrich.
En arrivant dans le hall, je tombe sur Tillie, poussant son caddie comme une poussette. Il est chargé à ras bord de sacs de papier marron.
— Vous me cherchiez ? demande-t-elle.
— Oui, mais vous n’étiez pas là. Alors je suis monté bavarder un peu avec Wim. Je ne savais pas qu’Elaine avait un chat.
— Oh, si. Elle a Mingus depuis des années. Je ne sais pas pourquoi je ne vous en ai pas parlé. Qu’est-ce qu’elle a bien pu en faire ?
— Vous m’avez dit qu’elle portait une sorte de bagage à main en montant dans le taxi ce soir-là. Aurait-il pu s’agir du panier de Mingus ?
— D’après les dimensions, c’est fort possible, d’autant plus qu’elle emmenait son chat partout où elle allait. Il a donc disparu lui aussi. C’est à cela que vous pensiez ?
— Je ne sais pas encore. Probablement. Dommage qu’il n’ait pas quelque maladie féline rarissime. J’aurais fini par retrouver sa trace en remontant la filière des vétérinaires.
Tillie hoche la tête en souriant.
— Hélas pour vous, Mingus a toujours été en parfaite santé. Mais il est facile à reconnaître. Une grosse boule gris perle qui devait bien faire ses dix kilos.
— Il était de pure race ?
— Non, et elle l’a fait castrer de bonne heure donc il n’a pas servi à la reproduction ou des trucs comme ça.
— Dans ce cas, je ferais bien de me lancer sur ses traces à lui aussi, d’autant plus que je n’ai rien d’autre à me mettre sous la dent. Vous êtes allée à la police hier ?
— Ah, oui. Je leur ai dit que nous pensions que la femme avait pu voler les factures d’Elaine. Le flic m’a regardée comme si j’étais complètement timbrée, mais il a pris note.
— Il faut que je vous parle de quelque chose que vient de me dire Wim. Il jure que Beverly, la sœur d’Elaine, est venue ici aux environs de Noël et que toutes deux ont eu une sacrée prise de bec. Vous le saviez ?
Tillie a l’air vaguement mal à l’aise.
— Non. Et Elaine ne m’a jamais parlé de ça. Il faut que je rentre, Kinsey. J’ai là-dedans des produits surgelés qui vont tout inonder si je ne les mets pas tout de suite au congélateur.
— D’accord. Je repasserai plus tard si j’ai besoin de vous. Merci, Tillie.
Je retourne à ma voiture, mais à peine au volant je ressors et verrouille à nouveau la portière. Comme ça, sous le coup d’une impulsion. Je me dirige vers la maison des Snyder. Il a dû me guetter derrière le rideau car la porte s’ouvre avant même que j’aie le temps de sonner.
— Je vous ai vue remonter l’allée. C’est vous qui êtes venue hier. Mais j’ai oublié votre nom.
— Kinsey Millhone. Je suis allée voir M. Grice chez sa sœur hier. Il m’a dit que vous aviez une clé de la maison et que vous me laisseriez jeter un coup d’œil.
— C’est juste. La clé doit être quelque part.
Il furète un peu partout pendant un moment, puis finit par la trouver sur le trousseau dans sa poche.
— La voilà, dit-il en détachant péniblement la clé de l’anneau avant de me la tendre. C’est celle de la porte de derrière. Celle devant a une planche clouée en travers.
— Je vous la rapporte dès que j’aurai terminé, dis-je.
Je déverrouille la porte et pénètre à l’intérieur. Pour une fois, la chance est de mon côté. Le sol est jonché de gravats mais les meubles sont toujours là ; table de cuisine encrassée, chaises renversées. Je laisse la porte ouverte derrière moi et balaie la pièce du regard. Les portes entrebâillées des placards laissent entrevoir de la vaisselle et des boîtes de conserve. Je me sens vaguement mal à l’aise, comme toujours dans ces situations-là. La maison sent le bois brûlé et les murs sont gris de fumée. A première vue, l’intérieur ressemble beaucoup à celui des Snyder. La salle de bains est rudimentaire juste un lavabo et un w c., le sol tapissé d’un linoléum hors d’âge. La fenêtre donne droit sur la chambre à coucher des Snyder, plus exactement droit sur le lit de May Snyder, que j’aperçois nettement, allongée sur ce qui ressemble à un lit d’hôpital, minuscule et ratatinée sous une couverture blanche.
Plus j’approche du devant de la maison, plus les ravages de l’incendie sont perceptibles. Toute couleur a disparu des lieux et l’ensemble a l’air maintenant d’une photographie en noir et blanc.
Près de la porte d’entrée, plusieurs lattes du parquet ont disparu. C’est probablement là qu’a été retrouvé le corps de Marty Grice. Les flammes avaient dévoré les murs, laissant à nu des tuyaux et des poutres noircis. Dans le salon, deux fauteuils et un canapé sont encore regroupés autour d’une table basse, mais le feu a mangé le capitonnage et les ressorts jaillissent par tous les côtés. Quant à la table basse, il n’en reste que le cadre métallique.
Je monte prudemment l’escalier jusqu’à la chambre. C’est là que l’incendie a causé le moins de dégâts. Le lit est toujours fait mais la pièce sent le roussi et l’humidité. Sur la table de chevet trône une photographie de Leonard dans un cadre argenté, avec une carte de rendez-vous chez le dentiste coincée dans un angle du verre.
Je retire la carte et me penche vers le visage de Leonard. Je repense à la photo que j’ai vue de Marty, ce petit boudin, avec ses lunettes à monture en plastique et sa permanente qui ressemble à une perruque de mauvaise qualité. Leonard est bien plus séduisant. Sur ce portrait, datant de jours meilleurs, il arbore une silhouette élancée, un visage plutôt distingué, des tempes argentées et un regard énergique. Les épaules sont juste un peu affaissées, probablement à cause de ces problèmes de dos, mais ça lui donne un air plutôt vulnérable. Est-ce qu’Elaine le trouvait séduisant ? Et jusqu’à quel point ?
Je remets la photo en place et redescends l’escalier. En avançant dans le couloir en direction de la cuisine, j’aperçois une porte entrebâillée. Je la pousse précautionneusement. Elle donne sur le sous-sol, noir et inquiétant comme le fend d’un puits. Merde. C’est vraiment le genre d’expédition dont je me passerais. Mais je pars quand même chercher ma torche dans la boîte à gants de ma voiture.